« Vous avez de quoi noter mon numéro ? » Son regard amusé semble balayer la difficulté. « Pas besoin, vous savez bien … » On oublierait presque que lui n’oublie jamais. Joël Licciardi connaît ses numéros de compte par coeur, joue à retenir les plaques d’immatriculation au feu rouge et n’est jamais frappé d’amnésie à un guichet de banque. Ce cerveau rodé aux joutes cérébrales connaît même les 5 000 adresses mail de ses anciens élèves passés par son école privée de formation en communication.
Ils peuvent l’appeler dix ans plus tard, il les reconnaît. Si certains sont incapables de retenir leurs propres numéros de portable, ce Marseillais d’adoption de 62 ans a su développer sa plasticité neuronale, fasciné « par toutes ces méthodes qui permettent de mémoriser en un rien de temps ». D’un ton calme, lunettes sur le nez, il sourit humblement, fier d’avoir décroché son ticket pour les championnats du monde de mémoire en Chine du 16 au 18 décembre. C’est le seul Français.
Alors, il s’entraîne tous les soirs, une fois son travail de formateur terminé. Des listes de chiffres et de mots défilent sur son ordinateur, compte à rebours enclenché. Ne boit pas d’alcool, « il faut éviter avant les compétitions ». Et éteint sagement les lumières à 22h30. Une sorte de Professeur Tournesol, en moins rêveur. Ses enfants adorent le tester sur des questions improbables. « Quelle est la ville européenne dont le nom comporte 58 lettres ? » Trop facile pour lui (*). Mais la vraie compétition aura lieu là-bas, à Chengdu, à 20 h de vol de Marseille face à 200 candidats, surtout des ados chinois, machines précoces surentraînées.
Il se raconte des histoires comme un conteur
Autour d’un thé noir, ce collectionneur de souvenirs en blazer bleu, dont le visage sans ride semble faire un pied-de-nez à l’image habituelle des seniors, pose un classeur, épreuves des championnats sur la table du café. Il faut retenir des listes de chiffres, de mots, restituer dans l’ordre un jeu de 52 cartes. Cinquième aux championnats d’Italie en mars, il espère être classé dans les 50 premiers en Chine. Son talent lui vaut l’admiration. Un don ? « Seulement une technique découverte dans les livres vers 40 ans », note-t-il, gêné d’un tel éloge.« Tout le monde peut le faire« , répète-t-il machinalement. Gamin doué, lauréat du bac à 16 ans, 1er du canton au certificat d’études, il n’est pas un cartésien, seulement un inventeur.
Il se raconte des histoires comme un conteur. Plus elles sont loufoques et plus la mémoire les sélectionne.« Vous pouvez, vous aussi, retenir rapidement les présidents de la IIe République. Napoléon est le 1er. On va le représenter par un chapeau sur cette table », commence-t-il, en suivant la méthode des lieux. « Adolphe Thiers est le second. Imaginez un poignard, Thiers étant la capitale des couteaux, qui tranche cette bâche », pointe-t-il, en terrasse. Peu à peu, l’histoire se construit. La technique est imparable. Et c’est cette pédagogie qui l’anime, bien loin de la performance intellectuelle. Il l’enseigne à ses élèves en com qui, plus confiants, n’ont plus besoin de fiches lors des réunions. Licciardi développe aussi sans cesse sa concentration. « L’attention, c’est le burin de la mémoire », dit-il en citant Montaigne. « Aujourd’hui, les gens, scotchés sur leurs portables, ne s’écoutent pas. Ils n’ont plus cette conscience du présent ». La mémoire devient alors une imprimante du moment vécu. « Cela me permet de me sentir plus vivant ».
(*) Llanfairpwllgwyngyllgogerychwyrndrobwllllantysiliogogogoch, au pays de Galles !
Elsa Mari